Ça
y est, j'y suis. |
Mais
quand un homme prend un bâton avec la prochaine intention de le lancer à son
chien, ce dernier comprend immédiatement et doit éprouver du plaisir au futur
jeu... Finalement le comportement de cet éolen est tout à fait normal et l'angoisse
de mon prochain vol m'entraîne dans des réflexions farfelues, peut-être pour
que j'oublie les nombreux tremblements qui m'agitent.
Et toujours ma monture tourne vers moi ses grand yeux globuleux aux larges pupilles
mordorées pour s'assurer que je suis toujours là. Sa houppette bistre au vent,
il piaille son impatience à son dresseur, son bec imperceptiblement ouvert laissant
passer son sifflement agacé, provenant du fond de sa gorge légèrement rose.
Sautant alternativement sur ses pattes, il lance son corps beige en avant, ses
grandes ailes empennées de noir déployées afin d'inciter son dresseur à le laisser
partir, mais ce dernier ne bouge pas sachant que l'animal attendra son ordre.
Finalement cet animal me fait l'impression d'être un enfant capricieux et me
rend encore plus nerveux. L'attente devient insupportable. Depuis combien de
temps suis-je là, les yeux rivés sur cet éolen à la physionomie saugrenue pour
son espèce?... En définitive, il doit bien être à part.
D'ailleurs sa livrée m'évoque quelque chose... Ne serait-ce pas un enfant de
celui qui me fit voler lorsque je n'étais encore qu'un jeune Celesi? Ce jour-là,
je m'en souviens parfaitement. Le temps était aussi magnifique qu'aujourd'hui
bien que ce fût au printemps d'Orma. Pour rendre sûr et aisé le premier vol
d'un enfant Celesi, on choisi toujours le début de l'année d'Orma, période symbolique
du renouveau, de la naissance, du commencement. Il est vrai qu'un enfant ne
comprend pas ces considérations philosophiques, mais ne les perçoit-il pas?
Toujours est-il que pour la même raison, en ce jour particulier, mon père était
venu me réveiller avant le lever du soleil. Après un toilette succincte, nous
étions allés rendre hommage à Emeth la Saaphée de l'Air au petit autel que mon
père m'avait fait construire la veille et que nous brûlerions après mon vol.
Mon père avait acheté pour cela du bambou d'en-bas et une pièce de soie d'Hab'risishim
(l'île des tisserands). Avec ces quelques matériaux, mon père m'avait appris
à construire un moulin à vent, quelques morceaux de bambou pour la structure,
quelques morceaux de soie judicieusement découpées et collées pour les pales,
les chutes du tissu pour décorer l'ensemble. Puis il m'avait laissé choisir
l'endroit où le placer, la seule indication qu'il m'avait donné était: " il
faut que la Saaphée de l'Air puisse s'amuser avec ton moulin, pour t'accorder
sa bienveillance. "... Dans le vent dominant, bien sûr! Après avoir mis en place
mon moulin, j'ai adressé une prière à Emeth pour lui recommander ma construction.
J'étais vraiment fier de moi et je crois que mon père aussi.
Ensuite après un petit déjeuner sur le pouce, il m'avait emmener dans les premières
lueurs de l'aube vers le lieu d'envol. En chemin, il étudiait le ciel en me
faisant remarquer telle étoile pas encore effacée par la clarté du jour, Ithil
pleine qui se levait, le fin croissant d'Orma se couchant, quelques cirrus annonçant
une pluie prochaine, mais... hmm! pour les d'En-bas uniquement...
Moi, comme tous les enfants Celesi pour leur premier vol, j'étais excité comme
une puce, les yeux peut-être encore ensommeillé mais bien conscient que ce jour-là
je rentrerais dans le monde des grands, ceux qui volent, j'accédais enfin à
ce qui fait la particularité de ma race, j'allais enfin faire vraiment partie
de la communauté et recevoir la reconnaissance des aînés.
C'était il y a vingt ans Ithil. De la même façon, qu'à cette époque, j'ai construit
un petit moulin en guise d'autel à la Saaphée de l'Air et m'y suis recueilli
à l'aube. Puis je me suis dirigé, le nez en l'air, jusqu'ici avec le fervent
espoir de le brûler à mon retour. Ce jour, s'il ne déçoit pas mes attentes,
sera une véritable renaissance. Mais je dois avouer que ma volonté qui étais
encore inflexible quand je suis arrivé, commence à se fissurer et faiblir. Or
si je veux recommencer à vivre, il me faudra passer outre mes faiblesses. Renaissance...
Vivre... Voilà les buts que je me suis fixé. Ces dernières années ont été pour
moi fort éprouvantes, à la fois trop courtes car je n'en garde rien en mémoire
et trop longues puisque je n'en ai rien fait. Sept ans de non-vie perdus dans
le trou noir de l'oubli. Sept ans pendant lesquels j'aurais pu... j'aurais dû
prendre une épouse et fonder une famille. Qu'à cela ne tienne, je peux toujours
commencer maintenant. Oui, mais aujourd'hui il ne me sera pas facile d'accéder
au bonheur familiale, je suis déjà presque trop vieux pour cela. Et mon corps
a énormément souffert, il est encore anémié, de nombreuses cicatrices l'enlaidissent,
il n'a plu la liberté de mouvement qu'il avait... je ne m'y sens pas chez moi.
D'ailleurs parfois ce sentiment me plonge dans de profondes dépressions. Sept
ans et je n'ai toujours pas réussi à m'y faire. Enfin pour le moment, ce corps
meurtri, ne me fait parvenir que les sensations agréables de la météo clémente,
ainsi que les irrépressibles tremblements angoissés annonçants le seuil entre
audace et renoncement. Je pressens que cette épreuve, que les enfants Celesi
accomplissent avec excitation et insouciance, est l'exutoire définitif à tous
mes problèmes psychologiques. Je ne suis plus un enfant ce qui m'a permis d'analyser
tout cela, ça m'a permis également de comprendre que la guérison est possible.
Je ne suis plus un enfant, excitation et insouciance s'en sont allées laissant
place à la raison et la peur. Sachant la préciosité de la vie, aurai-je le courage
de retrouver mon insouciance d'enfant ou me résignerai-je à vivre avec ces névroses.
Où est la sagesse, dans l'inconstance infantile ou dans la raison adulte?!
A part moi, sur cette aire de d'envol, il y a quatre autres Celesi. Deux d'entre
eux sont les dresseurs des éolenns, les deux autres sont là comme moi pour voler.
L'un a mon âge. Il a été emporté par un glissement de terrain, en se cognant
à des rochers il a eu divers membres cassés. Il avait été laissé pour mort,
mais après plusieurs semaines il a été retrouvé à moitié ensevelit, transit
de froid mais vivant. Il avait réussi à survivre en grignotant les maigres racines
mises à jour par le glissement de terrain et à portées de son bras valide. Mais
à être resté si longtemps sans soin, ses fractures avait déjà commencé à se
ressouder au petit bonheur la chance!... Aussi aujourd'hui, sa démarche est
hésitante, saccadée, claudiquante, ses jambes étant sans souplesse et irrémédiablement
tordues suivant des angles douloureux. Son bras droit de la même façon montre
une raideur définitive alors qu'au repos sa main tournée vers l'extérieur adopte
la courbe d'un crochet. S'il est ici ce n'est pas comme moi pour savoir s'il
pourra revoler, lui n'a jamais arrêté. Il n'a jamais arrêté de vivre. Avec les
dresseurs, il essaie de mettre au point une selle ergonomique pour permettre
aux gens handicapés de continuer à voler de manière autonome.
L'autre " volant ", est un vieux Celesi. Il est très détendu, affable, serviable,
d'une grande bonté. Il est déjà allé plusieurs fois caresser les éolenns, il
a aidé le Celesi handicapé à déballer son matériel et l'a encouragé dans ces
efforts. Aux deux dresseurs, il s'est également adressé aimablement, les félicitant
pour leurs magnifiques éolenns. A moi, il m'a parlé de tout et de rien, il devinait
mon angoisse et n'a pas abordé le sujet, et pendant notre entretien ma peur
a totalement disparu, sa sérénité m'avait envahi, sans une seule fois évoquer
mon vol, il a réussi à renforcer ma détermination, quel force! Pourtant, souvent
son regard se perd à l'horizon, alors un sourire serein éclair son visage. Il
est rempli d'une incommensurable nostalgie. J'ai déjà croisé des Celesi comme
lui et comme tous Celesi en a déjà rencontré. C'est son dernier vol... dans
quelques jours il rejoindra Emeth.
L'un des dresseurs est une adolescente, elle apprend auprès de son maître a
connaître, soigner, apprivoiser, dresser, aimer et se faire aimer des éolenns.
Son amour pour ces symboles de notre peuple est tout à fait évident et sincère...
elle en déborde en fait. Son maître semble également très satisfait de l'attention
qu'elle porte aux bêtes. Elle a même une qualité, qui pourrait faire pâlir de
jalousie les éolenns, elle me semble plus aérienne qu'eux! Sans aucun doute
elle deviendra une grande dresseuse.
Son maître est... atypique. Physiquement d'abord, sa barde choque! A-t-on jamais
vu un Celesi arborant barde ou moustache?! Toujours dans les bizarreries, il
ne porte pas les habits Celesi, mais une tenu de d'En-bas, Asian ou Nohn-Ke
je ne saurais dire. D'ailleurs son teint basané, laisse penser à un métisse.
Mais vis-à-vis de ses éolenns surtout... Il semble être hors de leur vie, il
ne semble pas les surveiller et les laisser faire selon leur volonté, il ne
semble pas être un dresseur! Les bêtes ne sont pas entravées. Il semble être
un ami... un des leurs. Il ne doit pas avoir de maison et vivre constamment
avec eux.
Depuis mon accident de vol, qui m'a coûté sept ans de convalescence, je ne m'étais
jamais approché si près du vide. Maintenant je suis sur le dos de ma monture,
elle a senti ma terreur, elle s'est calmé.
L'horizon bascule. L'éolenn s'est jeté dans le vide, pendant une fraction d'éternité,
nous restons suspendus, immobiles. Une instantanée sueur froide me glace les
sangs! Alors que nous prenons enfin de la vitesse, par-delà la houppette de
l'éolenn, mon champs de vision est rempli des paysages aplatis d'en-bas. Il
est parti en piqué... Aaaaah!... Aah!... Ha, ha!... Ha, ha ,ha!... Quel bonheur.